ATELIER PYRAMIDES
2023 23.03 - 26.03
exposition collective avec Lina Ben Rejeb et Adrien Couvrat
sur une proposition de Lina Ben Rejeb
Lina Ben Rejeb, Mathieu Bonardet et Adrien Couvrat © Samuel Chasseur
BOUSTROPHÉDON
2023 23.03 - 26.03
exposition collective avec Lina Ben Rejeb et Adrien Couvrat
sur une proposition de Lina Ben Rejeb
Du grec boustros, bœuf et strophein, tourner (qui a également donné la strophe de nos poèmes, laquelle tourne pour revenir à la ligne), le boustrophédon désigne un style d’écriture, donc de lecture, où le texte se déploie en continu sur la page, de gauche à droite puis de droite à gauche (et à l’envers), à la manière des allers et retours successifs du bœuf labourant un champ. Le boustrophédon implique donc non seulement un déplacement physique en forme de va-et-vient mais aussi un double-sens, de lecture comme potentiellement de signification.
En 2020 Lina Ben Rejeb, Mathieu Bonardet et Adrien Couvrat ont tous trois profité de l’espace mental créé par le confinement pour entreprendre une incursion figurative doublée d’un regard historique. L’évidence des liens entre leurs démarches a amené Lina Ben Rejeb à en initier une présentation commune, alors que la lecture du Discours de la servitude volontaire de La Boétie l’interrogeait sur la notion de collectif en art. Boustrophédon propose au regardeur de suivre le même mouvement pendulaire entre une première pièce, studiolo consacré à cette respiration figurative, et une seconde plus minimale qui constitue le « cœur » de la pratique des trois artistes.
Depuis ses premières expositions personnelles, notamment Speak White en 2011, Lina Ben Rejeb déconstruit la peinture à travers la question de l’écriture en travaillant son support, ses gestes (avec les œuvres carnets telles que Mémoires, à toucher dont les « étapes » reprennent les éléments simples de la calligraphie : points, diagonales, quadrillages) et sa reproduction (avec HIIH ou les œuvres bis). C’est pourtant à la peinture qu’elle a choisi de revenir récemment et pour cette exposition. En repeignant dans Tint White / Blanc à nuancer par-dessus le détail photographié et agrandi de tesselles et de lacunes maladroitement comblées d’une mosaïque du musée du Bardo, elle a glissé quelques défauts destinés à exhiber l’artifice pictural. Par un enchâssement à la Borges, Lina Ben Rejeb rappelle ainsi à notre ère numérique que le pixel est au moins aussi vieux que l’antique et que le passeport, son support de prédilection, est l’équivalent d’une tesselle à l’échelle de ses œuvres carnets.
L’aller-retour entre la copie d’œuvres anciennes et une pratique contemporaine jouant des limites entre abstraction et figuration nourrit l’œuvre d’Adrien Couvrat. Le Louvre constitue son répertoire, qu’il s’agisse du département des peintures, notamment Raphaël, ou du département des sculptures. Le cadrage resserré d’après l’Antinoüs dit d’Ecouen achève de faire perdre au regardeur ses repères, déjà troublés par la technique vaporeuse du pistolet. Cet exercice de copie fragmentaire et diffuse sur papier est ensuite transposé sur toile et « dans les stries », avec des sujets contemporains : proches de l’artiste ou visages en hologramme.
Le travail sur la netteté a au contraire prévalu chez Mathieu Bonardet, d’après le Saint Sébastien du Pérugin au Louvre. Sa recherche pour retranscrire la carnation et la corporalité par une matière neutre et inorganique, en l’occurrence la poudre de graphite, l’a amené à un traitement quasi sculptural du dessin. Une pointe de flèche isolée à ses côtés souligne la béance de la plaie vide et l’irréel de cette chair minérale tout en rappelant les lignes de rupture ou de scission qui animent le travail habituel de l’artiste. Si ce passage figuratif a été un hapax limité au confinement, les contraintes exercées sur le corps du martyr (entrave et sagittation) ont connu des traductions plastiques abstraites dans les Stress plates. Des plaques immatérielles sont mises en tension par des câbles, qui forment autant de traits tirés sur les dessins de projet de ces sculptures fantasmées.
Le boustrophédon est naturel dans les œuvres carnets de Lina Ben Rejeb, aussi bien dans leur protocole de fabrication, qui suppose pour chaque « étape » un report page à page dans les carnets de l’encre, de la photocopie ou encore du lavis d’abord faits sur feuille et hors carnet ; que dans l’appréhension physique qu’en a le regardeur. Son réflexe de lecture le fait aller d’avant en arrière, pour considérer successivement l’ensemble des 56, 60 ou 120 carnets, puis l’un d’entre eux plus particulièrement. En se déplaçant de gauche à droite, il découvre suivant l’ouverture des carnets un côté en grisaille ou à l’encre et un autre beaucoup plus coloré. Chacun de ses pas change ainsi son point de vue et lui donne accès à autant de versions de l’œuvre, comme si marcher revenait à tourner les pages des carnets. Le gérondif anglais de la pièce Stuttering, ici présentée, retranscrit en outre l’effet d’accélération et d’essoufflement créé par la répétition du geste d’écriture. À force d’épuisement, des altérations et des ruptures apparaissent, mais aussi des zones grises et des bruits blancs, d’où peuvent jaillir de nouvelles images.
Le déplacement du regardeur est également clé dans la sensation de volume des toiles d’Adrien Couvrat, réactivation physique et optique du paragone Renaissance, qui a d’ailleurs inspiré le titre d’une exposition à Lausanne fin 2020 et début 2021. Sur certains portraits récents de la série Madona velata, le regard frontal devient même un troisième angle de vue, suivant lequel les visages apparaissent derrière un voile, comme dans l’énigmatique Portrait du cardinal Filippo Archinto de Titien, à demi-caché derrière un linge blanc. Dans les abstractions « pures », la transition du noir et blanc à la couleur détermine une réflexion sur la circulation dans l’espace d’exposition et l’architecture. Le chromatisme se révèle au rythme de la déambulation et la verticalité dominante s’irise d’un effet ondulatoire qui emprunte volontiers au champ acoustique. Lina Ben Rejeb et Mathieu Bonardet ont d’ailleurs choisi, pour voisiner avec leurs propres œuvres, Voie II, qui évoque autant le cheminement et l’élévation que la vibration et l’étirement des cordes vocales.
Mathieu Bonardet pratique l’aller-retour jusqu’à intituler une exposition de 2019 aux Tanneries Back And Forth. Dans les Isométries de 2022-2023, l’énergie farouche qui l’animait dans Ligne(s), 2011, boustrophédon performé où l’artiste courait le long d’un mur en traçant une ligne de gauche à droite puis de droite à gauche, est canalisée à l’échelle d’une zone du papier. Dans Isometría VII, une fente lumineuse ainsi que l’enchaînement vertical des formats créent un axe de symétrie, autorisant à nouveau une lecture en chassé-croisé. Attiré par la surface du papier, dont il découvre en s’approchant la brillance, le regardeur est lui aussi entraîné dans un mouvement pendulaire d’aller-vers l’œuvre puis de prise de recul : de la contrainte du geste et de sa répétition naissent le volume et la vibration.
Au-delà du double sens de lecture qui leur est commun, Lina Ben Rejeb, Mathieu Bonardet et Adrien Couvrat invitent ainsi le regardeur à une appréhension active de leur travail. Par l’épuisement du geste et la saturation de la matière, toile ou papier, ils savent susciter une curiosité sensorielle, une envie tactile, véritable effet haptique et invitation à dépasser la limite entre le plan et l’espace.
En 2020 Lina Ben Rejeb, Mathieu Bonardet et Adrien Couvrat ont tous trois profité de l’espace mental créé par le confinement pour entreprendre une incursion figurative doublée d’un regard historique. L’évidence des liens entre leurs démarches a amené Lina Ben Rejeb à en initier une présentation commune, alors que la lecture du Discours de la servitude volontaire de La Boétie l’interrogeait sur la notion de collectif en art. Boustrophédon propose au regardeur de suivre le même mouvement pendulaire entre une première pièce, studiolo consacré à cette respiration figurative, et une seconde plus minimale qui constitue le « cœur » de la pratique des trois artistes.
Depuis ses premières expositions personnelles, notamment Speak White en 2011, Lina Ben Rejeb déconstruit la peinture à travers la question de l’écriture en travaillant son support, ses gestes (avec les œuvres carnets telles que Mémoires, à toucher dont les « étapes » reprennent les éléments simples de la calligraphie : points, diagonales, quadrillages) et sa reproduction (avec HIIH ou les œuvres bis). C’est pourtant à la peinture qu’elle a choisi de revenir récemment et pour cette exposition. En repeignant dans Tint White / Blanc à nuancer par-dessus le détail photographié et agrandi de tesselles et de lacunes maladroitement comblées d’une mosaïque du musée du Bardo, elle a glissé quelques défauts destinés à exhiber l’artifice pictural. Par un enchâssement à la Borges, Lina Ben Rejeb rappelle ainsi à notre ère numérique que le pixel est au moins aussi vieux que l’antique et que le passeport, son support de prédilection, est l’équivalent d’une tesselle à l’échelle de ses œuvres carnets.
L’aller-retour entre la copie d’œuvres anciennes et une pratique contemporaine jouant des limites entre abstraction et figuration nourrit l’œuvre d’Adrien Couvrat. Le Louvre constitue son répertoire, qu’il s’agisse du département des peintures, notamment Raphaël, ou du département des sculptures. Le cadrage resserré d’après l’Antinoüs dit d’Ecouen achève de faire perdre au regardeur ses repères, déjà troublés par la technique vaporeuse du pistolet. Cet exercice de copie fragmentaire et diffuse sur papier est ensuite transposé sur toile et « dans les stries », avec des sujets contemporains : proches de l’artiste ou visages en hologramme.
Le travail sur la netteté a au contraire prévalu chez Mathieu Bonardet, d’après le Saint Sébastien du Pérugin au Louvre. Sa recherche pour retranscrire la carnation et la corporalité par une matière neutre et inorganique, en l’occurrence la poudre de graphite, l’a amené à un traitement quasi sculptural du dessin. Une pointe de flèche isolée à ses côtés souligne la béance de la plaie vide et l’irréel de cette chair minérale tout en rappelant les lignes de rupture ou de scission qui animent le travail habituel de l’artiste. Si ce passage figuratif a été un hapax limité au confinement, les contraintes exercées sur le corps du martyr (entrave et sagittation) ont connu des traductions plastiques abstraites dans les Stress plates. Des plaques immatérielles sont mises en tension par des câbles, qui forment autant de traits tirés sur les dessins de projet de ces sculptures fantasmées.
Le boustrophédon est naturel dans les œuvres carnets de Lina Ben Rejeb, aussi bien dans leur protocole de fabrication, qui suppose pour chaque « étape » un report page à page dans les carnets de l’encre, de la photocopie ou encore du lavis d’abord faits sur feuille et hors carnet ; que dans l’appréhension physique qu’en a le regardeur. Son réflexe de lecture le fait aller d’avant en arrière, pour considérer successivement l’ensemble des 56, 60 ou 120 carnets, puis l’un d’entre eux plus particulièrement. En se déplaçant de gauche à droite, il découvre suivant l’ouverture des carnets un côté en grisaille ou à l’encre et un autre beaucoup plus coloré. Chacun de ses pas change ainsi son point de vue et lui donne accès à autant de versions de l’œuvre, comme si marcher revenait à tourner les pages des carnets. Le gérondif anglais de la pièce Stuttering, ici présentée, retranscrit en outre l’effet d’accélération et d’essoufflement créé par la répétition du geste d’écriture. À force d’épuisement, des altérations et des ruptures apparaissent, mais aussi des zones grises et des bruits blancs, d’où peuvent jaillir de nouvelles images.
Le déplacement du regardeur est également clé dans la sensation de volume des toiles d’Adrien Couvrat, réactivation physique et optique du paragone Renaissance, qui a d’ailleurs inspiré le titre d’une exposition à Lausanne fin 2020 et début 2021. Sur certains portraits récents de la série Madona velata, le regard frontal devient même un troisième angle de vue, suivant lequel les visages apparaissent derrière un voile, comme dans l’énigmatique Portrait du cardinal Filippo Archinto de Titien, à demi-caché derrière un linge blanc. Dans les abstractions « pures », la transition du noir et blanc à la couleur détermine une réflexion sur la circulation dans l’espace d’exposition et l’architecture. Le chromatisme se révèle au rythme de la déambulation et la verticalité dominante s’irise d’un effet ondulatoire qui emprunte volontiers au champ acoustique. Lina Ben Rejeb et Mathieu Bonardet ont d’ailleurs choisi, pour voisiner avec leurs propres œuvres, Voie II, qui évoque autant le cheminement et l’élévation que la vibration et l’étirement des cordes vocales.
Mathieu Bonardet pratique l’aller-retour jusqu’à intituler une exposition de 2019 aux Tanneries Back And Forth. Dans les Isométries de 2022-2023, l’énergie farouche qui l’animait dans Ligne(s), 2011, boustrophédon performé où l’artiste courait le long d’un mur en traçant une ligne de gauche à droite puis de droite à gauche, est canalisée à l’échelle d’une zone du papier. Dans Isometría VII, une fente lumineuse ainsi que l’enchaînement vertical des formats créent un axe de symétrie, autorisant à nouveau une lecture en chassé-croisé. Attiré par la surface du papier, dont il découvre en s’approchant la brillance, le regardeur est lui aussi entraîné dans un mouvement pendulaire d’aller-vers l’œuvre puis de prise de recul : de la contrainte du geste et de sa répétition naissent le volume et la vibration.
Au-delà du double sens de lecture qui leur est commun, Lina Ben Rejeb, Mathieu Bonardet et Adrien Couvrat invitent ainsi le regardeur à une appréhension active de leur travail. Par l’épuisement du geste et la saturation de la matière, toile ou papier, ils savent susciter une curiosité sensorielle, une envie tactile, véritable effet haptique et invitation à dépasser la limite entre le plan et l’espace.
Xavier Bourgine